Au fil des saisons

par David Gauthier

La nouvelle série photographique réalisée par Lucja Ramotowski-Brunet au fil du temps, poursuit son investigation sur l’énigme humaine. 

Quelle étrange sensation de voir l’enfant, l’adolescent, l’homme, la femme perdus dans la Nature au prise avec le Noir, que tout être humain porte en lui. Une bande de jeunes, au « look » des banlieues, lesquelles font si peur aux citadins de centre-ville ainsi qu’aux gens de la campagne, sont égarés dans un sous-bois en hiver. Blanche est la neige, douteuses sont leurs attitudes. Que font-ils ? Jouent-ils ? S’ennuient-ils ? « Bullent »-ils ?

En tout cas, de leur « perdition » peut naître une violence. Comme l’image de cette tête posée sur un rocher enneigé, prête à la décapitation, le «crie» si fortement. La scène est biblique, et en même temps d’une contemporanéité à toute épreuve. Le regard du martyr nous pénètre si violemment que nous avons envie de détourner les yeux. Son regard si expressif rend certaine la gravité d’un jeu dans lequel tout peut basculer à n’importe quel moment.

« L’entre-deux » de cette série, constitue le trouble originel, perturbant les émotions du regardeur. Les compositions souvent picturales, les attitudes proches de saynetes cinématographiques et les couleurs avec des pointes de pigments vifs, choisies par la photographe franco-polonaise font que la fiction devient réelle et rend la réalité insupportable de questionnements. Les spectateurs sont mis dans une situation délicate, à fleur de peau, et en prise aux doutes les plus noirs. Ils n’en sortiront pas indemnes des images de cette série. Tout nous ramène à l’incroyable mystère de ce que nous sommes. Civilisé à des degrés divers ou pas, « l’homme est un loup pour l’homme » (Thomas Hobbes, Le Léviathan, 1651), et les millénaires d’histoire nous le rappellent en permanence.

Indélébile icône de ce questionnement sur la nature humaine est l’image si profonde de la petite fille à la robe blanche virginale, au visage angélique, petite fille modèle que tous les parents souhaiteraient avoir pour la douceur qu’elle incarne. Mais là, dans la Nature, la petite fille devient démoniaque. Elle représente déjà, du haut de ces cinq ans, la face obscure de nous tous. Janus est l’humain au fil des saisons. La petite fille châtain, tient d’une main un couteau tranchant et de l’autre, une poupée rouquine, symbole de la sorcellerie et des fantasmes les plus éculés sur les cheveux rouges… la décapitation approche.

Froid dans le dos

Nul besoin d’expliquer par de longs écrits ce qu’une telle image condense, évoque, inspire, crée. Malaises. Frissons. Dans le film de Claude Chabrol, « La fille coupée en deux » (2007), Paul Gaudens, le jeune héritier déséquilibré d’une famille consanguine de la bourgeoisie lyonnaise incarne l’obscurité meurtrière.

La folie filiale est protégée outrancièrement par une mère encore plus folle et perverse. La clef du mystère est révélée au cours du récit cinématographique. La mère, Geneviève Gaudens, raconte à Gabrielle Deneige, l’épouse blonde de son fils incarcéré pour avoir tué l’écrivain Charles Saint-Denis (prix Goncourt) lors d’une réception mondaine sous un plafond peint par Puvis de Chavanne à l’hôtel de ville de Lyon : « Il était si doux. Il prenait son bain avec son jeune frère. Ils jouaient. Elle se retira, puis revient. Elle découvrit son plus jeune fils, âgé de moins de cinq années, livide, mort. Le jeu a mal fini ». Enfant de plus de cinq ans, il a déjà tué. Conscient ou inconscient de son homicide. Tout ceci nous ramène à la pulsion.
 

Pulsion de vie. Eros. Pulsion de mort. Thanatos

Les trois garçons, immaculés de blancheur, courent, jouent dans un jardin printanier aux floraisons blanches. « Jeu de mains, jeu de vilains ». L’adage populaire est plein de bon sens. A quel moment la bascule vers la part noire de chacun va se réaliser ? Les jeux d’enfants sont aussi proches que ceux des adolescents. Lucja Ramotowski-Brunet pose autant de questions dans ses images, sur la nature humaine sans jamais (ou quasiment) délivrer de réponses. Excepté peut-être dans la photographie d’un enfant « portant la main » sur un adulte (fils-père ?), tous les deux perchés sur un rocher dans une clairière traversée par un filet d’eau claire, et auréolés d’éclats de lumière estivale solaire. Que cherche-t-elle à nous dire ? Inversion des valeurs. Brouillage des codes. Et, si nous croyons percevoir des messages, ils sont encore bien troubles. Lucja Ramotowski-Brunet, certes, propose des pistes éthiques, mais jamais elle ne donne de leçons de morale. Nous sommes tous grands, non ?

A l’image de cette chapelle bricolée dans une maison abandonnée, le crucifix est posé sur la table et les rayons de soleil entrant par les fenêtres voilées, semblent nous faire croire à la présence divine. Cette image provoque, avec ce qu’elle renvoie comme signes judéo-chrétiens. Et alors ? Si la civilisation du XXI siècle, ce nouveau millénaire, est corrompue, le mysticisme avance. Car l’homme a besoin d’un «Léviathan», ce monstre crée par les hommes pour réguler ses pulsions et tenter de créer un « vouloir vivre ensemble ». « La nature a horreur du vide ». La religion grignote là, où les fragilités, les blessures, les traumas, les failles humaines grandissent. Le son indicible de l’eau s’écoulant, le murmure du tournoiement des feuilles mortes, la pénombre « clair-oscur » causée par la cime des grands arbres, sont quelques uns des éléments primaires de notre environnement premier.

Le Panthéisme est si prégnant dans l’univers de Lucja Ramotowski-Brunet, que cette chapelle fantasmée et improvisée dans une ruine, finalement, convoque plutôt, peut-être, la Nature, et non le Dieu des hommes. Et puis, tous les efforts de cartésianisme, s’effacent avec cette femme s’éclipsant dans la nuit obscure comme un fantôme. Unique image en noir et blanc : cauchemar ou rêve. Nul n’en sort indemne et aucune clef n’ouvrira la boite des certitudes.

Silencio

En référence à la fameuse scène nocturne, les deux héroïnes, une brune et l’autre blonde, seules dans un théâtre, à mi parcours du film de David Lynch, Mulholand Drive (2001), la boite bleue ne trouvera pas non plus, ici de réponse aux interrogations soulevées par Lucja Ramotowski-Brunet. Et soudain, une femme nue avec ses rondeurs callipyges et couleur chair, incarnant une déesse de la fertilité, s’enfonce dans un sous-bois bien vert. Pulsion. Instinct. Nudité. l’homme des bois » (2006). Ici serait-ce une Constance, nue, dégagée de toute pesanteur sociale, sociétale et recouvrant sa plénitude, sa liberté et sa gaieté. L’adaptation du roman de D.H Lawrence par Pascale Ferran, montre une femme enchainée dans des traditions aristocratiques fin XIX, qui reprend goût à la vie et sa liberté grâce à la découverte ou re-découverte des petits instants si magiques de la nature. Constance, symbolise peut-être, en brisant progressivement ses chaines façonnées par une société d’un autre temps et en perdition, ce que cherche à nous dire, par cette série, Lucja Ramotowski-Brunet.

"Franchir mes images,
      c'est accepter de sauter dans le vide…"